Dans un message adressé au « pèp ayisyen » (peuple haïtien) au début de ce mois, soit la veille de la prise de fonction de Leslie Voltaire comme président de la structure auto-dénommée Conseil présidentiel de transition, l’ancien policier converti en chef gang basé à la partie sud de la route Delmas (bas Delmas) Jimmy Chérisier, plus connu sous le sobriquet de Barbecue, a fait un come back dans l’actualité qui a retenu l’attention du public terrorisé de la capitale et de ses environs. Les menaces du leader de la coalition Viv Ansanm, autant que la majorité de ses déclarations antérieures, ont eu un grand écho, marquant ainsi les esprits.
Discours officiel versus discours des gangs
L’évolution de la situation sécuritaire a appris à la population la leçon de la vigilance extrême et surtout d’être attentif au discours des chefs de gangs, détenteurs de la clef des vies et des biens sur l’ensemble du pays. Le ton de l’adresse indiquant le peuple haïtien comme public donne à la déclaration de Jimmy Chérisier l’envergure d’un discours officiel et cela n’est pas que du show off ! Aujourd’hui encore, le pouvoir réel est aux mains des forces criminelles.
Voulant marquer leur suprématie dans le contrôle de plus en plus incontestable du territoire et des esprits, les bandits ont adopté le slogan « Nou menm nou pa fè rimè ». Ces propos, qui mettent en avant la fermeté chez les gangs, sonnent comme une mise en garde destinée à quiconque oserait faire fi d’un mot d’ordre venant de ce secteur. En d’autres termes, mieux vaut porter foi et obéir au bandit qu’au pouvoir légalement constitué.
Lorsqu’une voix de la trempe du chef de la Police, du ministre de la Justice ou du Premier ministre porte une parole, il y a beaucoup de chances que cela passe dans l’opinion comme de la propagande. En témoignent la réalité des faits concernant l’ampleur que prend le mouvement des gangs armés ces derniers temps. Il ne se passe pas une semaine qu’un nouveau quartier ne soit ajouté au tableau de chasse des assaillants. Pourtant le discours officiel laisse croire à « des avancées significatives » des forces réunies de la Police, de l’Armée et de la Mission multinationale de sécurité.
Cela n’empêche que les forces de l’ordre piétinent à Gressier, dans l’Artibonite et dans les foyers occupés de la capitale et ses environs. Parmi les grands problèmes à résoudre au niveau du pouvoir, il faut mettre dans la ligne des priorités celui de la confiance dans le discours officiel.
Le rapport de force : il est de quel côté ?
Il y a environ cinq mois depuis le déploiement du premier contingent de troupes kényanes dans le pays. Jusqu’à date, aucun territoire autrefois déclaré perdu n’a été récupéré alors que dès son investiture, Edgard Leblanc Fils avait déclaré qu’il n’existait pas de « territoire perdu ». L’ex-président a été vertement critiqué à cause de son allégation, le mois dernier, dans une rencontre à la CARICOM, concernant le retour à une certaine normalité de la vie dans des zones autrefois livrées au banditisme. Au moment même où M. Leblanc faisait ces déclarations, les gangs étaient en pleine extension dans leurs actions à Gressier, en Plaine du cul-de-sac et dans l’Artibonite. Le récent massacre survenu à Pont-Sondé dans le même département ne peut pas mieux parler contre l’efficacité de l’action gouvernementale à freiner le fléau des gangs.
Voilà qu’au moment où le kidnapping reprend pour la plus belle sous les regards des autorités établies malgré la présence des nigérians supportés par quelque deux dizaines de Bahaméens et Jamaïcains, malgré le renforcement des capacités de la coalition PNH et FAd’H avec l’arrivée d’engins de combat venus des USA (y compris l’acquisition d’un hélicoptère), un nouvel appel du très redouté Barbecue !
Mise en garde, menaces et accusations
Dans ses propos empreints de moralisme, il s’attaque à la corruption des haut-placés et des intouchables potentats, garants du système. Il tire alors à brûle-pourpoint sur les journalistes, les policiers et les politiciens qu’il traite de corrompus. La bourgeoisie exploiteuse n’est pas non plus épargnée. Pour lui, ce sont ces gens les responsables de la situation du pays. « … Jodi a fòk nou rive sou yon seri de jounalis kòronpi, fòk nou rive sou de politisyen kòronpi... fò n bay nèg sa yo yon leson. » Selon lui, il n’est pas possible que les journalistes rentrent tranquillement chez eux après avoir fini de parler d’insécurité à la radio. Les politiciens responsables de la misère de la population sont trop à l’aise, croit-il. Il se reprend en disant : « Si le pays est un enfer, il doit l’être pour tout le monde. » Et vu qu’il est impossible que tout le monde soit en situation de bien vivre, son message est que la misère doit se généraliser.
Ce discours rappelle celui du président Lavalas, Jean-Bertrand Aristide, qui avait, de son temps (1991), dirigé ses propos dans la même direction : « Wòch nan dlo pral resi konn doulè wòch nan solèy. » Aristide insistait pour qu’on s’en prenne aux riches (nèg an wo) qui, selon lui, confisquent les richesses des pauvres justifiant ainsi la situation des masses. « Lè grangou a pike nou, voye je nou gade an wo » avait-il conseillé aux affamés.
Barbecue, à son tour, s’adresse au « peuple » et l’invite à s’attaquer à la bourgeoisie. « Men yon ti devwa de mezon m ap ban nou » et à ces mots, il cite des noms de personnalités très connues de la société civile des affaires qu’il faudra déchouquer. Quant aux politiciens et aux journalistes, il dit espérer qu’eux aussi, ils connaissent les affres de l’insécurité. « Politisyen, jounalis, moun sa yo pa dwe epanye. Nèg sa yo pa janm konn si gen ensekirite nan lari a. » Il accuse la presse de mentir au profit de la bourgeoisie. Selon lui, si les gangs sont honnis dans la société c’est à cause de la presse. Il reproche les policiers de servir leur propre cause tout en protégeant la bourgeoisie. Il se questionne sur les armes des bandits récupérées par les brigadiers du Canapé-Vert.
Ordre social et forces de l’ordre en action
Sur le plan institutionnel, il est certain que la hiérarchie policière n’a pas manqué à son devoir de contrôle institutionnel. Aidé du regard critique des organisations de droits humains, l’Inspection générale s’efforce de mener la vie dure aux policiers accusés de dérive. Les policiers, tout grade confondus, identifiés comme alliés des bandits sont mis en isolement puis déférés par devant leur juge naturel. Certains sont même exposés publiquement dans le magazine « Allo la Police ». Mais cela fait-il de tous les membres du corps des fonctionnaires hors de tout soupçon ?
Il est clair que la cible première des bandits n’est autre que la population civile, celle surtout qui est sans défense. Mais, dans leur discours, certains chefs de gangs ont préféré prétexté vouloir défendre la cause des démunis en accusant la bourgeoisie nationale, les détenteurs de pouvoir et de richesse d’être les premiers criminels. Malgré cette rhétorique, l’évidence montre que depuis le déclenchement des attaques massives, ce sont les quartiers les plus pauvres qui sont désignés territoires perdus. Martissant et ses environs, le Bel Air et ses quartiers avoisinants, la Saline et le centre-ville, etc. Ce sont les mêmes quartiers qui, sous Lavalas, étaient indexés comme « zones de non-droit. » Dans ces agglomérations à forte concentration, l’État est aujourd’hui à 100 % absent. À part l’électricité qui est encore disponible à Village de Dieu par exemple, aucune infrastructure n’existe. Les routes de Martissants abandonnées sont réduites en amas de boue où poussent les herbes sauvages. C’est l’espace où se baladent les porcs et les chiens errants lâchés à même la nature à la recherche de nourriture qui peut être parfois des restes de chair humaine.
Face à la montée en flèche du banditisme rendant près de 80 % de l’espace urbain impraticable, la PNH est la seule force armée sur les épaules de laquelle la sécurité de la population est reposée depuis sa création en 1995. C’est la raison qui explique que l’institution a toujours été dans le viseur des gangs. Il faut d’abord neutraliser la police pour arriver sur les commerçants, pour pénétrer sans résistance dans les institutions, les marchés, pour attaquer les vies et les biens.
Depuis environ deux ans, l’institution policière a bénéficié de l’accompagnement de contingents des FAd’H dans la couverture de certains événements à haut risque et, depuis tantôt cinq mois, une composante de sécurité constituée de policiers kényans. Donc, l’engagement de la police, moyennant la collaboration et la participation active de la population est un sine qua non pour le contrepoids des attaques des gangs.
Les forces de sécurité face au pouvoir politique
Le support de la société civile aux forces de l’ordre est souvent contrebalancé par l’intervention parfois douteuse du pouvoir exécutif dans l’administration policière. On sait que le Conseil supérieur de la Police nationale (CSPN) l’organe de décision suprême est coiffé par le Premier ministre et est donc censé respecter les limites imposées par cette instance. Ainsi, il est souvent remarqué que dans certaines circonstances, les attentes de la population de la performance policière ne sont satisfaites. Trop souvent, les interventions dans les quartiers livrés aux gangs comme Solino, Bel Air, Bas Delmas, Croix-des-Missions, Torcel, Pernier, Croix-des-Bouquets, etc., sont interrompues un beau matin sans que personne n’en connaît la cause. L’hypothèse est généralement l’impact de la présence du pouvoir politique. Les politiques haïtiens sont, on le sait depuis les révélations du Premier ministre Joseph Joute, les principaux alliés des chefs de gangs. Ils sont consultés dans toute prise de décision majeure de la part de ces derniers.
La presse, la police, les politiciens dans la mêlée
La presse, malgré son apport incontestable à la sauvegarde de la démocratie, reste en Haïti une entité nébuleuse qui souvent, par ses interventions abracadabrantes, jette de la confusion dans l’opinion publique quand elle aborde le problème crucial de l’insécurité. Les médias et les journalistes intègres sont une espèce en voie de disparition. Ces derniers temps, on retrouve même des journalistes membres de la plèbe. Le cas du journaliste Banatte Daniel qui aurait des affiliations étroites avec la mafia locale a défrayé la chronique récemment. Pour une quantité non négligeable, ceux communément appelés machann mikro, ils sont les porte-parole du pouvoir et de la bourgeoisie. Ils utilisent leur influence pour faire rouler la machine de la corruption. C’est le reproche principal que leur adresse Jimmy Chérisier.
On peut en dire de même pour certains policiers, à en croire des témoignages répandus et aussi de nombreuses révélations disponibles. Il est évident que, le secteur est infiltré. « Lapolis nasyonal d Ayiti jan l ye la a, li se yon konpozan fondamantal nan banditis an Ayiti » a affirmé tout de go un blogeur qui a pris pour évidence le fait que certains policiers profitent grassement de la situation d’insécurité. Il s’est servi des soupçons faisant croire que des patrouilles (back-up) se spécialiseraient dans le transport de passagers en difficulté moyennant grosses sommes. Les chars livrés pour renforcer la capacité de l’institution à intervenir dans la solution du problème de l’insécurité seraient utilisés fort souvent comme moyens de transport en commun et à but lucratif. Vu sous cet angle, les policiers bénéficiaires de la situation d’insécurité ne peuvent pas travailler à la combattre, conclut-il.
Même les gangs armés, fort souvent, avant de lancer une attaque, prennent comme prétexte le fait que des policiers corrompus utilisent les méthodes répressives qui excitent leur colère. Lorsque qu’en février 2024 les gangs devaient lancer l’Opération Viv ansanm, des caïds, notamment celui de Village de Dieu, avaient projeté une vidéo captée par un drone dans laquelle ils ont montré des scènes d’exécution sommaire commises par des patrouilles policières contre des innocents trouvés au hasard dans la rue. L’image montrant un policier en train de torturer un jeune enfant au Champ-de-Mars lors d’une manifestation contre la présence d’Ariel Henri au pouvoir a été utilisée aussi pour tenter de justifier qu’il était juste de s’attaquer à la police et à ses infrastructures. Une semaine plus tard, la coalition avait planifié et exécuté la démolition du plus grand centre carcéral du pays dénommé Pénitencier national avant de s’en prendre systématiquement aux commissariats et sous-commissariats un peu partout dans le département de l’Ouest.
Lesly Voltaire : un sujet d’inquiétude
Aujourd’hui, il est à craindre que l’arrivée à la présidence du lavalassien Lesly Voltaire ne soit pas un ferment dont le secteur mafieux pourrait profiter pour faire reculer les efforts de sécurisation territoriale bon an mal an en cours. Cette crainte est très fondée si l’on se rappelle le rôle joué par le pouvoir lavalas dans l’implantation des cellules appelées bases dans les quartiers de Cité Soleil en 1997, dans le Bel Air et le bas Delmas de 1998 à 2005. C’est l’origine connue des « zones de non-droits » en 2004 ayant préfiguré les actuels « territoires perdus. » La tendance affichée par certains membres de ce Conseil n’a jamais été catégoriquement antigang. Louis-Gérald Gille aujourd’hui mis au banc des accusés dans la corruption, a déjà exprimé son intention de négocier avec ses « frères » qui, selon lui, se voient obligés de porter une arme de manière illégale. Lesly Voltaire, tout comme Gary Conille, lui aussi n’a pas écarté l’idée de prioriser l’option des négociations plutôt que les méthodes drastiques de répression des gangs.
La politique de rotation adoptée par les partis représentés au Conseil en vue de la prise en charge des affaires de l’État risque de déboucher sur plusieurs anomalies congénitales engendrées par la subjectivité de chaque nouveau Conseiller-président ou de la sensibilité idéologique dominante au sein de chaque parti. Ce choix risque de nuire à la cohérence administrative au plus haut niveau de la gestion politique du pays et de compromettre toute possibilité de planification durable ; ce qui conduira, ipso facto à l’impossibilité de respecter le processus de transmission du pouvoir dans le délai imparti.
L’incertitude engendrée par le laxisme des dirigeants actuels renvoie exactement aux causes qui ont conduit au renversement de l’équipe conduite par Ariel Henri au début de l’année en cours. Sachant que les mêmes causes produisent les mêmes effets, il est à souhaiter que les hésitations du pouvoir à sévir contre les gangs et à obtenir des résultats concrets ne conduisent les observateurs encore passifs à déclencher un mouvement de soulèvement dans le but de poursuivre, par d’autres moyens, les objectifs de changement envisagés mais suspendus avec l’installation de l’actuelle équipe. Si les gangs continuent leur progression au rythme où la situation actuelle évolue, si les forces légales de sécurité n’agissent pas à temps, on risque de revenir à une situation encore pire que celle qui a prévalu au beaux jours du pouvoir d’Ariel Henri.
Robert Arisma (PhD).
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